A l’Opéra de Paris, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une soirée sans danse est une sorte d’hérésie, à tout le moins une lacune inadmissible !
La direction de l’Opéra en vient ainsi, dans bien des circonstances, à ne considérer une œuvre lyrique que comme la première partie nécessaire d’un ballet, l’usage voulant que le ballet prenne place au milieu de l’ouvrage. Pourquoi ? Parce qu’une large part du public, à cette époque, se permettait d’arriver très en retard au théâtre et de repartir avant la fin du spectacle ! Cette grande partie du public, c’était les abonnés, manne indispensable pour la survie financière de l’Opéra, ces messieurs du Jockey Club qui voulaient voir danser leurs protégées. Car, comme le rappelle Elisabeth Platel, l’Opéra « est à la fois un haut-lieu de la danse, très glorieux, et en même temps l’endroit où les abonnés viennent faire, en quelque sorte, leur marché érotique ».
Ces abonnés, ce sont les hommes vêtus de noir et parés de haut-de-formes que l’on retrouve sur les toiles de Degas qui ont, officiellement, le droit d’assister aux répétitions et d’accéder au Foyer où ils peuvent rencontrer les jeunes danseuses en toute sérénité. « La jeune ballerine est à la fois corrompue comme un vieux diplomate, naïve comme un bon sauvage ; à 12 ou 13 ans, elle en remontrerait aux plus grandes courtisanes », écrit Théophile Gautier dans son roman Les deux étoiles (1848). Et ces danseuses n’ont de toute façon pas le choix : quelle que soit leur ambition, faire carrière ou trouver un « protecteur », il faut se plier à un ordre masculin, plaire au maître de ballet, au chorégraphe et au directeur de l’Opéra…
Homme intègre, condamnant ces usages, Verdi lui-même dut se résoudre à écrire des ballets spécialement pour les représentations parisiennes de ses opéras. Déjà agacé par les tracasseries et les insuffisances d’une institution qu’il juge avec beaucoup de sévérité : « Je n’ai jamais entendu de plus mauvais chanteurs ni de plus médiocres choristes. L’orchestre même est un peu au-dessous de la médiocrité », le compositeur se lamente : « Je compose très lentement. Un opéra pour l’Opéra de Paris, c’est un travail à tuer un taureau ! ». Le maestro se plaint régulièrement de la qualité des répétitions, du manque de ponctualité des musiciens, de la mauvaise volonté des chanteurs… L’atmosphère est si lourde d’incompréhensions et de frustrations mutuelles qu’on finit par entendre murmurer dans les couloirs de l’Opéra le surnom peu flatteur de « Merdi »…
Au soir de sa vie, auréolé de sa gloire de plus grand compositeur d’opéras vivant de son temps et pouvant se permettre d’imposer ses règles, Verdi continua cependant à écrire des ballets lorsque ses opéras étaient représentés à Paris mais fixa la durée ! Pour Othello, « 5 minutes et 59 secondes, pas une de plus ! » et pour Aïda, « ce sera 90 mesures, un point c’est tout ! »
Quant à Wagner, qui se résolut à écrire une ballet pour la représentation parisienne de Tannhäuser, il refusa obstinément de le placer son ballet au deuxième acte et préféra l’enchaîner à l’ouverture, en tout début de soirée, alors que les très influents membres du Jockey-Club n’étaient pas encore arrivés. Sifflets, huées… Devant le scandale, Wagner retira Tannhäuser après trois représentations !
Aujourd’hui, heureusement, tous ces usages n’ont plus cours ! L’Opéra de Paris s’est modernisé à tous les sens du terme. De la professionnalisation du corps de ballet à la séparation des genres avec l’opéra, du dépoussiérage du répertoire au respect des interprètes, les danseurs de l’Opéra de Paris peuvent aujourd’hui danser sur un somptueux plancher Harlequin… sur des ballets que des compositeurs de mauvaise humeur n’ont pas été forcé d’écrire !